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Cineflower
5 octobre 2008

Satantango (Satantango, Béla Tarr, 1994)

affiche_Satan_s_Tango_Satantango_1994_1             Béla Tarr n'est pas le genre d'homme à se contenter du radicalisme absolu d'une de ses œuvres, aussi parfaite fût-elle. Damnation était divin? Satantango le fera passer pour mineur, laissant la rare certitude d'un film majeur du 7ème Art. Un des plus beaux qui soit. D'une durée irréelle (plus de 7h), d'une beauté surnaturelle, d'une ambition titanesque, Satantango est l'œuvre d'un perfectionniste maladif, d'un artiste génial et intègre dont la quête d'absolu ne peut que laisser bouche bée. Les plans(-séquence) étaient interminables? Ils s'allongent encore (1), la réalisation se fait plus ample, plus universelle (2), la musique plus hypnotique, le suspense plus étouffant. Plus encore qu'avec Damnation, Béla Tarr place ici sa caméra à distance parfaite, emphatique, humaine, à la frontière imaginaire entre la distance du désintérêt et le zoom forcé. Il y a quelque chose d'oriental dans ce fait de tout filmer de la même manière, de trouver de la beauté en toute chose, même la plus insignifiante - même si l'acceptation laisse la place à une sorte de résignation -. Chaque scène, chaque action, chaque seconde sont affrétées de la même importance vitale et vécues avec la même intensité bouleversante. Que ce soit la marche mortifère d'une gamine (3), la pause technique d'un écrivain ou le sommeil d'un groupe. Cette litanie des corps respire un lyrisme sourd et angoissant, entre horreur et grotesque. Par cette chorégraphie pesante et romantique des gestes les plus anodins, le réalisateur magyar nous convie simplement au ballet crépusculaire de la vie. Jusqu'à une conclusion aussi magistrale que tétanisante.

            Ce n'est pas tout. A travers ces lents travellings, ces sublimes panoramiques et ces jeux de focale saisissants (4), l'espace se laisse appréhender dans toute son immensité nue. C'est le vertige le plus abyssal. Jamais œuvre cinématographique ne nous avait autant absorbé dans sa vue. Peu importe la narration (5), l'enjeu premier n'est plus le sujet du film, c'est le ressenti immersif du spectateur qui le devient. On atteint ici une sorte d'essence primitive de cinéma, son ghost, un film de pure mise en scène. Béla Tarr recrée le monde en en aiguisant notre vision. (6) Débarrassé de toute temporalité irréelle, et embrassant la réalité dans son ensemble (7), Satantango nous fait appréhender la vérité nue, les émotions les plus crues, la vie dans ce qu'elle a de plus dérisoire et fondamentale. Et le cinéma de Béla Tarr, cinéma de l'environnement, de la durée, de la situation, de s'imposer définitivement comme le cinéma le plus sensoriel et le plus bouleversant qui soit.

            En regard d'une telle expérience, le fond pourrait paraître bien accessoire. Il l'est, accessoire, tout autant que fondamental. Le paradigme du cinéaste reste le même, mais sa vision s'universalise à l'unisson de sa mise en scène. A travers le prisme d'une ferme où tout le monde ourdit dans son coin pour empocher le magot, c'est le déclin du communisme que met en scène Béla Tarr. Comme toujours, la misère est la fois symptomatique et responsable de l'état du monde. Perdus, les gens se raccrochent à n'importe quel espoir, jusqu'à la croyance naïve de voir un signe messianique dans le retour de deux des leurs, quête désespérée d'une transcendance alors que l'immanence du monde est manifeste. Le spleen est profond: tous les personnages ont beau se débattre dans des contrées désertiques où ils errent telles des âmes en peine, toute tentative est vaine: tout le monde tire dans les pattes de tout le monde, comme dans cette fabuleuse scène du tango où on s'abandonne, où les soucis sont noyés dans l'alcool, et les conjoints critiqués pour s'attirer les faveurs de l'épouse. Ces élans pathétiques sont révélateurs, en même temps que l'une des récurrences, de la filmographie de Béla Tarr. Son cinéma, naviguant toujours entre cauchemar et réalité, humain et divin, intime et universel, description et prophétie, lucidité et pessimisme, espoir et désespoir, est peut-être avant tout la peinture d'une apocalypse imminente, il y règne toujours une atmosphère de fin du monde: c'est le cinéma de l'urgence vitale.
            Mais à aucun moment le metteur en scène n'accable ces pauvres gens. Car après tout, ils sont comme nous: désespérés, ils ne pensent qu'à leur gueule, ils n'aspirent qu'à un peu de bonheur. Le prochain, il passe après, c'est normal.  Béla Tarr aime les hommes mais pas l'humanité, ou l'inverse. Il aime la vie mais pas le monde. Et il aime le cinéma. Nous aussi. Le cinéma de Béla Tarr, et Satantango en particulier, me donnent une certaine idée d'un idéal de cinéma, un sentiment de perfection, de plénitude, de pureté, que je n'ai que rarement approché. C'est l'épiphanie: Dieu existe, il est hongrois (et il n'est pas content).
            Le Joker du Batman de Tim Burton avait coutume de dire à ses victimes: "As-tu déjà dansé avec le diable au clair de lune?". Bah personnellement, je reprendrais bien un tango. Puis un autre. Puis...

(1) Et il n'y a désormais plus que ça.
(2) Aidée en cela par la voix-off et l'absence de repères spatiaux-temporels.
(3) Sort qui évoque d'ailleurs irrésistiblement la Mouchette de Robert Bresson.
(4) La steadycam semble avoir été inventé pour cet homme-là, il en est en tout cas le maître incontesté.
(5) De toute manière elle n'existe pas chez Béla Tarr.
(6) C'est le seul actuellement à pouvoir réussir ce genre d'exploit avec le Tsui Hark de The Blade et Time and Tide.
(7) Béla Tarr y multiplie les allers-retours temporels, à la manière des mouvements d'un tango, pour filmer les situations de plusieurs points de vue. (La même chose que dans Elephant, tiens donc!)

                                                                     Ben Evans    (D.W.: pas vu / B.E.: vital)

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Commentaires
M
C'est en cherchant quelques explications du film sur google que je suis arrivé là. <br /> Très bon article, j'ai appris (ou me suis rendu compte) de certaines choses un peu floues du film, film que j'ai vu il y a une semaine, et dont je n'arrête de me ressasser des scènes.
Cineflower
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